mercredi 22 juin 2011

"Avec mon infinie compassion..."





Il est des œuvres que l'on sera toujours frustré, jaloux, de ne pas avoir créées soi-même tellement elles nous définissent. «Unfinished sympathy», le morceau phare du groupe britannique Massive Attack, est de celles-là.
De celles qui vous font dire, sans la moindre hésitation : «Si j'étais une chanson, je serais celle-là !»

La critique et le public ne s'y sont d'ailleurs pas trompés : un sondage effectué auprès des téléspectateurs de la chaîne musicale internationale MTV2 l'a sacré «Meilleure chanson de tous les temps» ; en Angleterre, les magasines musicaux cultes The face et Melody maker lui ont consacré le titre de «Meilleur morceau de l'année» tandis que l'espagnol Rockdelux l'a décrétée «Meilleure chanson de la décennie 1990». Le palmarès est long et je m'arrêterai là...

Lorsqu'il sort son album Blue Lines, en 1991, le groupe de Bristol vient d'inventer le mouvement Trip-Hop sans le savoir. Il s'imposera comme l'un des courants musicaux majeurs de la dernière décennie du millénaire.
Françoise Sagan disait du jazz que c'est «de l'insouciance accélérée». On pourrait dire du trip-hop que c'est de la mélancolie rythmée.

Unfinished sympathy réussi cet exploit de vous donner envie de bouger et de pleurer à la fois. Un pied qui bat la cadence ou les doigts qui claquent tandis qu'une douce langueur vous envahit.
Il s'agit d'un morceau d'une richesse et d'un lyrisme peu communs, auxquels rien à priori ne nous prépare. Une superposition subtile de gimmicks électro et de violons, de basses et de hip-hop, le tout drapé dans un voile sonore aussi triste que profond, lancinant comme une plaie. Une osmose quintessencielle du classique et du moderne qui prouve, pour ceux qui en doutaient, que la mélancolie est intemporelle.

La chanson parle de la peur d'aimer quand on en a déjà trop souffert. De cet irrésistible appel de l'amour auquel on voudrait résister parce que cela finira forcément mal et que l'on devra encore une fois se relever de ses ruines. «How can you have a day without a night ?»

J'avais 16 ans lorsque j'ai vu le vidéo-clip pour la première fois. Je vous laisse imaginer la résonance qu'a pu avoir un si gros chagrin musical dans la poitrine de l'adolescent suicidaire que j'étais. La mélodie ne me quittait plus. Elle affluait et refluait sans cesse dans ma tête, telles les vagues d'un océan de tristesse dont l'écume vous ramolli le cœur.

J'ai du revoir ce clip une bonne centaine de fois depuis lors. Je ne me lasserai jamais du morceau ni du clip parce qu'ils sont des chefs d'oeuvre et qu'on ne se lasse pas d'un chef d'oeuvre. Il vous accompagne toute la vie durant, vous nourrit, vous éduque, vous structure, vous soutient.

La vidéo a été tournée en janvier 1991 dans le centre de Los Angeles, sur West Pico boulevard, entre S. New Hampshire Avenue et Dewey Avenue. Je connais ce parcours par cœur. Des années plus tard, lors d'un long séjour en Californie, je l'ai repéré et l'ai arpenté seul. Ce fut pour moi un grand moment, la réalisation jouissive d'un vieux fantasme.

Un environnement urbain menaçant et glauque sous le soleil californien. Shara Nelson, un jeune femme noire, marche dans la rue, pas vraiment jolie, habillée comme sac poubelle et surmontée d'une coiffure improbable. Puis elle ouvre la bouche. Et c'est l'extase. Le chant du cygne, le dernier avant la mort. On la suit dans ce Los Angeles sale et miteux du début des années 90. Le désespoir semble suinter des façades lépreuses.

C'est ici l'Amérique d'avant internet et la révolution des «Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication», l'Amérique d'avant Clinton et la croissance euphorique.
C'est encore celle du chômage et de la récession, de la criminalité à son apogée, l'Amérique qui s'engage dans la piteuse première guerre du Golfe et dont l'arrogant premier ministre japonais disait alors: «Les Etats-Unis sont foutus !»

Sur son chemin, tout ce que cet Empire déliquescent peut compter de perdus, de loosers, de racailles et leurs victimes : bandes violentes, ouvriers latinos, handicapés, obèses, indigents, petits commerçants, retraités, bimbos. Un lumpenproletariat multi-ethnique caractéristique de son époque. Les rues sont taguées, jonchées de détritus, les bâtiments dépenaillés, les devantures évoquent plus l'Union soviétique que la Côte ouest.

Notre diva du ghetto ne se laisse pas distraire pour autant par cette cour des miracles en technicolor : tel un navire à la dérive, elle divague, portée par les flots de son mal être et continue à déverser sa souffrance dans ces rues déjà tant accablées. Pleurer sous le soleil, n'est-ce pas le véritable désespoir ? 

Car s'il est bien un thème auquel ce morceau rend hommage et évoque avec une acuité rarement atteinte c'est le mal de vivre. Et Shara Nelson excelle en Barbara de fin de siècle que l'on aime à regarder jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'elle disparaisse totalement du champ de la caméra, en tournant à gauche, quelques secondes avant la fin du clip.

En 1991, le très jeune garçon que j'étais ne comprenait pas pourquoi il était tant subjugué par cette chanson. Jusqu'à l'obsession. Aujourd'hui, l'adulte qu'il est devenu le sait clairement, lui. Et lui répond : «Parce que cette mélodie, c'était exactement ce que tu avais en toi. Aucune autre n'avait si bien réussi à donner forme et à retranscrire ce tourment intérieur qui te faisait chanceler. Tu l'avais reconnue, de manière intuitive, cette étouffante mélancolie, ce mal de vivre qui te torturait. Tu te demandais toujours s'il fallait continuer à vivre ou pas, mais tu n'étais plus vraiment seul au monde. N'est-ce pas ?»

« Unfinished sympathy », vous l'aurez compris : c'est moi.
Avec mon infinie compassion...

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