mercredi 22 juin 2011

"Avec mon infinie compassion..."





Il est des œuvres que l'on sera toujours frustré, jaloux, de ne pas avoir créées soi-même tellement elles nous définissent. «Unfinished sympathy», le morceau phare du groupe britannique Massive Attack, est de celles-là.
De celles qui vous font dire, sans la moindre hésitation : «Si j'étais une chanson, je serais celle-là !»

La critique et le public ne s'y sont d'ailleurs pas trompés : un sondage effectué auprès des téléspectateurs de la chaîne musicale internationale MTV2 l'a sacré «Meilleure chanson de tous les temps» ; en Angleterre, les magasines musicaux cultes The face et Melody maker lui ont consacré le titre de «Meilleur morceau de l'année» tandis que l'espagnol Rockdelux l'a décrétée «Meilleure chanson de la décennie 1990». Le palmarès est long et je m'arrêterai là...

Lorsqu'il sort son album Blue Lines, en 1991, le groupe de Bristol vient d'inventer le mouvement Trip-Hop sans le savoir. Il s'imposera comme l'un des courants musicaux majeurs de la dernière décennie du millénaire.
Françoise Sagan disait du jazz que c'est «de l'insouciance accélérée». On pourrait dire du trip-hop que c'est de la mélancolie rythmée.

Unfinished sympathy réussi cet exploit de vous donner envie de bouger et de pleurer à la fois. Un pied qui bat la cadence ou les doigts qui claquent tandis qu'une douce langueur vous envahit.
Il s'agit d'un morceau d'une richesse et d'un lyrisme peu communs, auxquels rien à priori ne nous prépare. Une superposition subtile de gimmicks électro et de violons, de basses et de hip-hop, le tout drapé dans un voile sonore aussi triste que profond, lancinant comme une plaie. Une osmose quintessencielle du classique et du moderne qui prouve, pour ceux qui en doutaient, que la mélancolie est intemporelle.

La chanson parle de la peur d'aimer quand on en a déjà trop souffert. De cet irrésistible appel de l'amour auquel on voudrait résister parce que cela finira forcément mal et que l'on devra encore une fois se relever de ses ruines. «How can you have a day without a night ?»

J'avais 16 ans lorsque j'ai vu le vidéo-clip pour la première fois. Je vous laisse imaginer la résonance qu'a pu avoir un si gros chagrin musical dans la poitrine de l'adolescent suicidaire que j'étais. La mélodie ne me quittait plus. Elle affluait et refluait sans cesse dans ma tête, telles les vagues d'un océan de tristesse dont l'écume vous ramolli le cœur.

J'ai du revoir ce clip une bonne centaine de fois depuis lors. Je ne me lasserai jamais du morceau ni du clip parce qu'ils sont des chefs d'oeuvre et qu'on ne se lasse pas d'un chef d'oeuvre. Il vous accompagne toute la vie durant, vous nourrit, vous éduque, vous structure, vous soutient.

La vidéo a été tournée en janvier 1991 dans le centre de Los Angeles, sur West Pico boulevard, entre S. New Hampshire Avenue et Dewey Avenue. Je connais ce parcours par cœur. Des années plus tard, lors d'un long séjour en Californie, je l'ai repéré et l'ai arpenté seul. Ce fut pour moi un grand moment, la réalisation jouissive d'un vieux fantasme.

Un environnement urbain menaçant et glauque sous le soleil californien. Shara Nelson, un jeune femme noire, marche dans la rue, pas vraiment jolie, habillée comme sac poubelle et surmontée d'une coiffure improbable. Puis elle ouvre la bouche. Et c'est l'extase. Le chant du cygne, le dernier avant la mort. On la suit dans ce Los Angeles sale et miteux du début des années 90. Le désespoir semble suinter des façades lépreuses.

C'est ici l'Amérique d'avant internet et la révolution des «Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication», l'Amérique d'avant Clinton et la croissance euphorique.
C'est encore celle du chômage et de la récession, de la criminalité à son apogée, l'Amérique qui s'engage dans la piteuse première guerre du Golfe et dont l'arrogant premier ministre japonais disait alors: «Les Etats-Unis sont foutus !»

Sur son chemin, tout ce que cet Empire déliquescent peut compter de perdus, de loosers, de racailles et leurs victimes : bandes violentes, ouvriers latinos, handicapés, obèses, indigents, petits commerçants, retraités, bimbos. Un lumpenproletariat multi-ethnique caractéristique de son époque. Les rues sont taguées, jonchées de détritus, les bâtiments dépenaillés, les devantures évoquent plus l'Union soviétique que la Côte ouest.

Notre diva du ghetto ne se laisse pas distraire pour autant par cette cour des miracles en technicolor : tel un navire à la dérive, elle divague, portée par les flots de son mal être et continue à déverser sa souffrance dans ces rues déjà tant accablées. Pleurer sous le soleil, n'est-ce pas le véritable désespoir ? 

Car s'il est bien un thème auquel ce morceau rend hommage et évoque avec une acuité rarement atteinte c'est le mal de vivre. Et Shara Nelson excelle en Barbara de fin de siècle que l'on aime à regarder jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'elle disparaisse totalement du champ de la caméra, en tournant à gauche, quelques secondes avant la fin du clip.

En 1991, le très jeune garçon que j'étais ne comprenait pas pourquoi il était tant subjugué par cette chanson. Jusqu'à l'obsession. Aujourd'hui, l'adulte qu'il est devenu le sait clairement, lui. Et lui répond : «Parce que cette mélodie, c'était exactement ce que tu avais en toi. Aucune autre n'avait si bien réussi à donner forme et à retranscrire ce tourment intérieur qui te faisait chanceler. Tu l'avais reconnue, de manière intuitive, cette étouffante mélancolie, ce mal de vivre qui te torturait. Tu te demandais toujours s'il fallait continuer à vivre ou pas, mais tu n'étais plus vraiment seul au monde. N'est-ce pas ?»

« Unfinished sympathy », vous l'aurez compris : c'est moi.
Avec mon infinie compassion...

mardi 14 juin 2011

« La jeune fille, les mots et la mort »

« Je sens un livre à l'intérieur de moi. Un livre qui m'étrangle, un livre qui m'étouffe. » CLIC. Un flingue se braque, bien appuyé sur mon front. Et... BANG. Entre mes yeux.
C'est l'effet qu'a sur moi ce genre de phrase foudroyante.
Lorsque je tombe sur un telle citation - c'est plutôt elle qui me tombe dessus - j 'ai toujours besoin de plusieurs secondes pour m'en remettre. Les premières sont celles où je ne peux penser à rien. Comme un choc qui laisse hébété, hagard. Les autres, celles où je ne peux penser à rien d'autre. Accablé.

Pour qui n'est pas concerné, cela peut sembler dérisoire, exagéré voire ridicule. Pour celui qui a la conviction que sa vie même dépend de l'écriture, cette phrase siffle comme une balle. On se sent démasqué par un anonyme. Mis à nu devant une foule qui ne vous voit pas.

Happé, je saisis cette vieille revue littéraire négligemment ouverte et cornée, qui dépasse sous une pile de magazines féminins. La salle d'attente du dentiste est vide. Je dois en savoir plus.

La responsable de ces mots se nomme Alejandra Pizarnik.
Jamais entendu parler. Mais je sais déjà que c'est un génie.

Il est des êtres pour qui écrire, ne serait-ce qu'un seul livre, s'impose comme une obligation impérieuse. Une tentative de donner un sens à la souffrance. Un devoir qui vous tourmentera inlassablement tant que vous ne l'aurez pas accompli.
C'est une voix sombre et caverneuse qui tonne depuis les ténèbres de votre esprit et vous met en garde : si vous ne consentez pas à vous y soumettre, vous ne trouverez jamais la paix.
Inutile d'essayer de l'expliquer aux profanes car cela relève de l'irrationnel. Comme un corps étranger que votre organisme cherche à rejeter de toutes ses forces. S'il ne parvient pas à l'expulser, il mourra. Il le sait.
Je crois sincèrement que des millions de personnes se sont suicidées parce qu'elles n'ont pas pu ou su écrire un livre. Sans jamais le savoir.

Dans la vie des autres, le seul exemple qui me paraisse équivalent est celui de ces femmes qui affirment que si elles n'ont pas d'enfant, leur vie ne sera pas digne d'être vécue. Qu'une vie sans enfant n'est pas une vie. C'est le néant. Inutile d'essayer de les en dissuader : elles en portent l'intime certitude au plus profond de leur chair et de leur âme.

Je me penche un peu plus sur l'article, avide.
« J'ai découvert que quand je ne suis pas angoissée, je ne suis pas. » Plus de doute possible. « Si n'était la douleur, mon monde intérieur ressemblerait à l'une de ces femmes quelconques qui bâillent le matin dans le bus, apprêtées pour aller au bureau. », s'acharne-t-elle.

Cette jeune Alejandra fait donc bien partie de « ma race ». Celle des ces êtres maudits qui sont tiraillés entre la littérature et la mort.
De ceux qui savent ce qu'il en coûte d'extirper à vif des lambeaux sanguinolents de son intimité.
J'accueille toujours avec un petit rictus agacé les questions sur mon travail (car ça n'en est un) d'écriture. « C'est vrai que tu écris un livre ? »... Un court soupir. « Ecrire un livre » : c'est si léger. La phrase est courte, simple, fluide.
Mais bon Dieu, je n'écris pas un livre : je m'accouche aux forceps depuis des années ! Seul, effrayé et épuisé, je n'en finis pas d'engendrer un monstre.

Aussitôt rentré, je me précipite sur mon ordinateur et pousse mes investigations sur internet. J'y apprends qu'Alejandra Pizarnik était une jeune écrivaine et poétesse argentine, née et morte à Buenos Aires. Elle était la fille d'immigrés juifs de Russie et a écrit plus d'une douzaine d'ouvrages : nouvelles, carnets et poèmes. Elle a également séjourné à Paris et à New York. Je souris amèrement à la vue de ce verbe « séjourner ». Je le connais bien. Sous ce terme romantique et bohème se cache d'indicibles souffrances masochistes que les êtres tels que nous s'infligent. « Séjourner » c'est s'imposer l'exil et se perdre dans des pays étrangers, loin de sa famille, loin de ses repères, loin de ses amis, loin de ses racines. Loin. Très loin. Ces « séjours » où l'on crève seul, errant comme un fantôme, jalonnent nos quêtes. Quêtes d'absolu et de compréhension, aussi sincères que vaines.

Je reste sur ma faim. Je veux tout savoir d'elle. J'en saurai probablement plus sur les sites hispanophones. En effet, j'y apprends qu'elle a eu une enfance très « compliquée » : elle parlait l'espagnol avec un fort accent d'Europe de l'Est et elle bégayait. Marquée à l'adolescence par de très gros problèmes d'acné, elle avait également une forte tendance à prendre du poids. Cela minait profondément son auto-estime. Un terme horrible dont je ne parviens pas à trouver d'équivalent acceptable. La perception qu'elle avait de son corps et la comparaison obsessionnelle avec sa sœur aggravèrent son état mental fragile et la poussèrent à consommer des amphétamines, probablement pour l'aider à perdre du poids. Vite dépendante, elle voulut en atténuer les effets avec des somnifères. Cette alternance la plongeait dans des longues périodes de cauchemars, d'euphorie et d'insomnie.
Alejandra a entamé - et jamais terminé - des études de lettres, de journalisme et de philosophie qui l'ont menée à la Sorbonne. Elle a fréquenté des artistes parisiens et argentins célèbres, se passionnait pour la psychanalyse et a plusieurs fois été internée dans des hôpitaux psychiatriques. Voilà, en vrac, tout ce que j'ai pu apprendre.

Sa vie entière s'est consumée en une interminable et pathétique quête.
Une quête angoissée du langage qui ne laisse aucun répit et qui « me cause tant de souffrances » comme l'écrit Alejandra. Cette quête dont on sait de quoi d'emblée, instinctivement, de quoi elle va nous priver : de l'amour avant tout, qu'elle rend impossible.
Parce que l'écriture nous plonge dans une solitude que l'on parvient à peine à surmonter... parfois. Et qu'en nous obligeant à descendre toujours plus profondément dans les abysses de l'âme humaine, elle nous transforme en forçats de la mine. Quand on en remonte, on est tout souillé ; les mains, le corps et le visage noircis. Et en sortant du puits, tel un pauvre diable, on terrorise les braves gens autour.
L'amour, le couple, le quotidien du couple et ses distractions, le monde du travail, la carrière, la vie de famille, la stabilité et la sécurité à laquelle tout être humain aspire. Défendus !
Le devoir d'écriture, la quête du mot juste et la maîtrise de la langue, ainsi que toute la réflexion qu'ils exigent, vous interdisent tout ça. Aucune distraction n'est admise. Le prix qu'ils imposent est exorbitant.

« Le vide. Apollinaire conseillait, pour vaincre le vide, d'écrire un mot, puis un autre et un autre, jusqu'à ce que le vide se remplisse. » Alejandra Pizarnik avait couché cette phrase le 27 juin 1954. Une diva triste aurait chanté : « Elle venait d'avoir 18 ans. »
Le 25 septembre 1972, Alejandra, aussi désespérée que la diva, avale 50 comprimés de barbituriques "Seconal" qui la plongent dans une paix que je lui souhaite éternelle. Elle avait 36 ans.

Agota Kristof a écrit : « Je suis convaincue que tout être humain est là pour écrire un livre et rien d’autre. Celui qui n’écrira rien est un être perdu. Il n’est que passé sur la terre sans laisser de traces. »
J'avais 18 ans quand je l'ai lue. Et j'ai su qu'elle s'adressait à moi. J'en ai 36.

vendredi 3 juin 2011

«Spéciation, catégorisation et contrastes de groupe» ou pourquoi le multiculturalisme est voué au chaos.

Cet article s'inspire du livre «The nurture assumption» de la spécialiste américaine en psychologie évolutionniste Judith Rich-Harris.


Nommer, classifier, étiqueter, ranger, diviser les gens et les objets en groupes est une activité constante de l'esprit humain. Notre cerveau est construit comme cela.
Il serait inefficace d'apprendre à appréhender individuellement chaque objet, chaque animal, chaque personne. Voilà pourquoi nous créons des catégories.

L'une des conséquences de la catégorisation est la tendance à considérer que les objets appartenant à une même catégorie sont plus semblables qu'ils ne sont en réalité, et, réciproquement, la tendance à considérer que les objets appartenant à des catégories différentes sont plus différents qu'ils ne le sont vraiment.

Lorsque des groupes humains se divisent, il y a de bonnes chances pour que les communautés qui en résultent deviennent ennemies. Comme l'a observé un anthropologue, « l'ennemi mortel d'un village est le groupe qui s'en est séparé récemment ».

Il ne faut pas grand chose pour susciter un esprit de groupe. Il est inutile d'éprouver une amitié de longue date pour les membres de son groupe et de l'hostilité pour les autres. Il est inutile d'avoir un territoire à disputer, ou de se distinguer par des caractéristiques physiques ou comportementales. Il est même inutile de connaître l'identité des membres de son groupe. Il n' est même pas nécessaire d'en connaître un seul ! Il suffit de savoir qu'on appartient à la même catégorie qu'eux. Les groupes n'ont pas besoin d'avoir une bonne raison de détester les autres groupes : ils sont « eux » et nous sommes « nous » ; c'est largement suffisant.

C'est une question d'auto-catégorisation. « Il semble, selon le psychologue Henri Tajfel, que la simple division en groupes suffise à déclencher des comportements discriminatoires ».

La spéciation est due à la scission d'une petite sous-population d'une espèce qui cesse de se croiser avec l'espèce parente, généralement en raison d'un éloignement géographique.
Chez les humains, l'hostilité entre groupes entraîne l'exacerbation de toutes les différences pré-existantes entre les groupes, ou la création de différences s'il n'y en avait pas au départ.
C'est l'hostilité qui nourrit les différences ! Pas le contraire.

Au cours des six derniers millions d'années – à l'exception de leur ultime frange –, nos ancêtres ont vécu dans des petits groupes nomades de chasseurs-cueilleurs. Ils ont survécu à un environnement rempli de dangers, dont le plus grave était celui que faisait peser sur eux le groupe ennemi.
La vie des chasseurs-cueilleurs dépendait davantage de la survie de leur groupe que de celle de leurs parents ; en effet, même si leurs parents mouraient, ils avaient une chance de survivre si leur groupe survivait. Le meilleur espoir de survivre était de devenir un membre précieux du groupe le plus vite possible et de la manière la plus convaincante possible. Une fois passé l'âge du sevrage, ils n'appartenaient plus seulement à leurs parents mais au groupe. Leurs perspectives d'avenir ne dépendaient pas de l'amour qu'ils pourraient inspirer à leurs parents, mais de leur faculté de s'entendre avec les autres membres du groupe – et, plus particulièrement, avec les membres de leur propre génération, les gens avec lesquels ils allaient passer le restant de leur vie.
L'esprit de l'enfant moderne, notre esprit, est le résultat de ces six millions d'années d'évolution.

Ainsi, l'estime de soi est fonction du statut dont on jouit à l'intérieur de son groupe. On se juge uniquement en se comparant à ses semblables, aux membres de son propre groupe.
Ainsi, nous savons aujourd'hui que l'estime de soi des enfants Afro-Américains est, en moyenne, égale à celles des autres enfants américains. Parce qu'ils ne se comparent pas aux Blancs, aux Latinos ou aux Asiatiques, mais uniquement aux autres Noirs. De même que les filles s'auto-évaluent par rapport aux autres filles, pas aux garçons ; les jeunes par rapport aux jeunes, pas aux vieux !

On considérera également que les hommes sont belliqueux ou indulgents, égoïstes ou altruistes, selon que l'on observera leur comportement vis-à-vis des membres de leur propre groupe ou par rapport à ceux d'un autre groupe.

Nous rejetons ce que nous redoutons, parce que nous n'aimons pas avoir peur. C'est un sentiment extrêmement désagréable.
Si on a peur de quelqu'un ou si on ne l'aime pas, on a envie d'être aussi différent de lui que possible. Les hommes – espèce éminemment adaptable – font preuve de trésors d'imagination pour se différencier des membres d'autres groupes.

Cette tendance à exagérer les différences entre deux catégories juxtaposées est la source de ce que la psychologie sociale nomme les contrastes de groupes.
Pour provoquer un effet de contraste de groupes, nous l'avons vu, il suffit juste de diviser les gens en deux groupes. Chaque groupe se considérera inévitablement comme différent de l'autre et, par voie de conséquence, la moindre différence initiale entre les deux groupes aura tendance à s'accentuer. Encore une fois : ce n'est pas la différence qui crée l'hostilité mais le contraire.

L'effet de contraste de groupe agit comme un coin ; il s'enfonce dans la moindre faille entre deux groupes – la différence la plus minime – et l'élargit. Ce genre d'effet se nourrit de notre tendance profonde à nous monter loyaux envers notre groupe ; « nous », c'est nous, on n'est pas comme « eux » et on ne veut surtout pas (beurk) être comme eux.

La catégorisation accentue les différences entre groupes humains tout en atténuant les différences à l'intérieur des groupes.
On appelle assimilation cette tendance des membres d'un même groupe à se ressembler de plus en plus au fil du temps.
La vie en groupe exige un certain conformisme, auquel la plupart se soumet volontiers. La pression sociale s'occupe des plus récalcitrants : « Le clou qui dépasse doit être enfoncé à coups de marteau » dit-on au Japon.

Au début des années 1950, le psychologue Salomon Asch, spécialiste des questions de société, a mené une série d'expériences sur le conformisme de groupe.
Lors d'une expérience typique, il rassemblait huit étudiants dans un laboratoire et leur annonçait qu'ils allaient participer à une étude sur les jugements perceptifs. En réalité, un seul étudiant servait vraiment de cobaye alors que les sept autres étaient des complices du chercheur.
Leur rôle consistait à s'asseoir autour de la table avec le « dindon » et d'émettre, le plus sérieusement du monde, des jugements perceptifs incorrects. Par exemple : lorsqu'une image de voiture verte était projetée les sept complices devaient affirmer que la voiture était de couleur rouge, et non verte. Ils ne devaient manifester ni surprise ni amusement lorsque les jugements émis par le sujet isolé contredisaient ce qu'on leur avait demandé de dire.

Les cobayes n'ont pas tous cédé à la tentation du conformisme ; en grande majorité, ils ont continué à donner des réponses correctes même devant sept avis contraires. L'objectif de ces expériences n'était pas de révéler que l'individu cède nécessairement à la menace d'une humiliation publique, mais de montrer qu'il préférera mettre en doute ce qu'il voit de ses propres yeux plutôt de que contester l'opinion unanime de ses pairs.
Le sujet cobaye n'accusait pas les autres de mentir (alors que c'est bien ce qu'ils faisaient !). Il mettait en doute sa propre perception. « Je me suis demandé si j'y voyais clair ! », ont déclaré plusieurs cobayes.

En l'absence d'un autre groupe différent, l'esprit de groupe s'affaiblit et l'auto-catégorisation glisse en direction du moi au détriment du nous.

Lorsque les distinctions entre groupes sont saillantes, l'hostilité risque davantage de se manifester.
Ainsi, en l'absence de facteurs de cohésion puissants, les grands groupes tendent à se diviser en groupes plus restreints.
A l'école par exemple, moins les classes sont nombreuses, moins les enfants ont tendance à former des petits groupes contrastés qui adoptent des attitudes antagonistes par rapport au travail scolaire. Les classes plus nombreuses éclatent plus facilement.

Le nombre compte ! En petit nombre, les élèves appartenant à une classe socio-économique, un pays d'origine ou un groupe ethnique différents seront assimilés ; mais s'ils sont assez nombreux pour former leur propre groupe, ils resteront différents et les effets de contraste accroîtront sans doute leurs différences.
C'est une question d'homogénéité qui permet de comprendre pourquoi il serait maladroit d'envoyer un grand nombre d'enfants défavorisés dans une école privée bourgeoise. Dès qu'ils seront suffisamment nombreux, ils formeront un groupe à part et conserveront (voire accentueront !) les comportements et les attitudes qu'ils avaient en arrivant.

Les effets de contraste de groupe fonctionnent comme les tapeculs : quand l'un monte, l'autre descend. Et le résultat est pire que neutre car il est plus facile de descendre que de monter.

Une fois divisés en groupes, il est extrêmement difficile de les réunir. Mieux vaut donc éviter les scissions.
Le meilleur moyen pour cela est de favoriser l'homogénéité des enfants.
Une autre solution serait de créer des groupes qui court-circuitent ceux des enfants en leur proposant des modes de division inoffensifs (Dauphins et Marsouins par exemple, plutôt que filles et garçons ou noirs et blancs, riches et pauvres). La ruse consiste à maintenir l'équilibre entre les catégories sociales afin qu'elles s'annulent mutuellement.
En cas d'échec, il reste un ultime recours pour mettre tout le monde d'accord : désigner un ennemi commun.
Les meneurs, les chefs peuvent aussi bien réunir les gens que les diviser.
Judith Rich-Harris pense que la tâche d'un enseignant n'est pas d'insister sur les différences culturelles entre élèves (les parents peuvent s'en charger) mais de les minimiser.
La mission d'un enseignant est de rassembler ses élèves autour d'un objectif commun.

On se surprend à rêver. Si seulement cette éminente intellectuelle pouvait inspirer notre Education nationale, mais aussi nos politiques d'immigration et, prolongeons le rêve, tous nos dirigeants occidentaux ...

jeudi 2 juin 2011

"EUX et NOUS" ou pourquoi la xénophobie est naturelle.


Cet article est un essai de vulgarisation du concept psychologique «Us and Them», selon la spécialiste américaine en psychologie évolutionniste Judith Rich-Harris. Ce concept est plus largement étayé dans son livre «The nurture assumption» («Pourquoi nos enfants deviennent ce qu'ils sont» dans sa version francophone).


Les chimpanzés n'aiment pas les étrangers. Un animal non apparenté ou venu d'une autre communauté qui a la mauvaise idée de s'aventurer dans leur territoire risque fort de se faire attaquer, sauf s'il s'agit d'une femelle en chaleur.
Les chimpanzés n'aiment pas non plus ce qui est étrange (un membre de la communauté dont l'apparence ou le comportement serait affecté par une maladie, par exemple, se verra exclu plus ou moins violemment).
Socialement, les chimpanzés nous ressemblent beaucoup.
Rien d'étonnant à cela : nous partageons 98,4% de notre ADN avec lui. Comme les humains, ils divisent le monde entre « eux » et « nous ».

Même un animal connu dans la communauté peut être attaqué s'il n'est plus l'un de « nous » et qu'il est devenu l'un d' « eux ». Comme chez les humains, il sera perçu comme un traître puisqu'il a changé de camp.
Il semblerait même que les agressions les plus violentes soient perpétrées contres des individus qui ne sont pas totalement étrangers aux agresseurs.

Selon Richard Wrangham, spécialiste de primatologie, notre espèce descend d'un ancêtre primate qui ressemblait beaucoup au chimpanzé moderne et nos deux espèces ont hérité leurs modes de vie similaires de cet ancêtre commun.

Six millions d'années d'évolution nous séparent de cet ancêtre proche du chimpanzé, et, pendant ces six millions d'années – à l'exception de leur infime extrémité – nous avons vécu sensiblement de la même manière.
Les deux espèces vivent vivaient dans des communautés défendues par des coalitions de mâles nés au sein du groupe ; les femelles passaient traditionnellement dans une autre communauté quand elles atteignaient l'âge de la reproduction. Nous formions donc des petites communautés composées de nos proches (dans le cas des mâles) ou de parents de notre compagnon (dans le cas des femelles).

Notre sécurité dépendait de la protection des autres membres du groupe ; nous n'étions pas faits pour vivre seuls. Quand il y avait de la nourriture, elle était probablement partagée entre les membres du groupe.
Dans les deux espèces, les coalitions de mâles ne se contentaient pas de défendre leur territoire ; elles lancaient des offensives contre les communautés voisines. Ce comportement était peut être dicté à l'origine par la nécessité d'agrandir le territoire du groupe ou d'obtenir plus de femelles, mais, une fois instauré, il se perpétua de lui-même et le mobile initial perdit de son importance. On avait une nouvelle et meilleure raison de massacrer ses voisins : tuons-les avant qu'ils ne nous tuent.
Et pendant ces six millions d'années nous nous sommes battus contre nos voisins. Pour survivre. Les communautés qui s'en sortaient devenaient plus nombreuses, elles se divisaient en deux et, tôt ou tard, les deux moitiés se faisaient la guerre. Parfois, l'une réussissait à anéantir l'autre.

Selon Jarod Diamond, biologiste spécialiste de l'évolution, « De toutes nos caractéristiques humaines, le génocide est celle qui trouve son origine la plus directe chez nos précurseurs animaux. » Avant d'ajouter  que la guerre entre groupes « fait partie de notre héritage humain et pré-humain depuis des millions d'années ».

Mais nous ne sommes pas seulement des singes tueurs, nous sommes aussi des chics types.
En réalité, nous tenons un peu des deux, ce qui permet à des auteurs comme Ashley Montagu de nous décrire comme de doux pacifistes tandis que d'autres, comme Richard Wrangham, considèrent que nous sommes nés pour tuer.
Darwin a fait remarquer qu'« un sauvage risquera sa vie pour sauver celle d'un membre de sa communauté ». Ce faisant, il sauve peut être ainsi la vie de ses frères, de ses sœurs et de ses enfants – des individus avec lesquels il partage 50% de son génotype.
Si nous définissons l'aptitude d'un individu par sa faculté d'assurer la transmission de son patrimoine génétique et non par sa faculté d'atteindre un âge vénérable, l'altruisme à l'égard de ses proches parents est parfaitement raisonnable.

La raison pour laquelle certains individus peuvent massacrer impitoyablement d'innocents inconnus puis se sacrifier héroïquement pour sauver d'autres innocents inconnus est que les premiers appartiennent au groupe des autres et les seconds au groupe des siens.
Les instincts sociaux ne s'étendent jamais à tous les individus d'une même espèce mais uniquement aux membres des troupe, tribu, communauté, nation ou groupe ethnique auxquels on appartient.

Bergson l'avait bien compris lorsqu'il dit : "C'est d'abord contre tous les autres hommes qu'on aime les hommes avec qui on vit."

Nous autres Occidentaux – et nous seulement ! - vivons aujourd'hui dans un monde où la xénophobie est non seulement interdite mais lourdement punie et criminalisée.
Au nom d'une idéologie totalitaire récente, on voudrait nous interdire de préférer notre propre famille à nos voisins, nos compatriotes à des étrangers ; à ne pas privilégier des gens qui nous ressemblent, qui nous sont proches et sympathiques, à de parfaits inconnus, même quand ils se montrent hostiles.
Pourtant, la xénophobie est naturelle. Elle est profondément inscrite dans notre patrimoine génétique. C'est elle qui a permis à nos ancêtres de survivre et de se perpétuer. C'est grâce à elle que nous existons aujourd'hui.

Mon but, à travers cet article, n'est absolument pas d'inciter au racisme ou d'inviter à des comportements haineux ou violents.
Il me paraît juste important de rappeler quelques vérités scientifiques, des évidences qui sont le fondement même de l'évolution des espèces.
Il consiste également à tenter de déculpabiliser des millions de braves gens - tout ce qu'il y a de plus normaux, sains et équilibrés - afin qu'ils cessent de se prendre pour d'horribles monstres parce qu'ils ne se sentent aucune affinité avec certains groupes ou communautés qui ne sont pas les leurs.

L'esprit de groupe tire son pouvoir émotionnel d'une très longue histoire, d'une longue évolution, au cours de laquelle le groupe a été notre seul espoir de survie, nous l'avons vu, et ce groupe était composé de nos parents, de nos enfants, de nos frères et sœurs, de nos femmes et maris.

Chez les humains, la reconnaissance de la parentèle se fait par la familiarité.
C'est pourquoi nous sommes attirés par des gens qui nous ressemblent. Maris et femmes sont, en moyenne, plus similaires qu'ils ne le seraient si Cupidon décochait ses flèches au hasard.
Ils ont de très nombreux points communs dans des domaines aussi divers que la race (oups, un gros mot... pardon !), la religion, la classe sociale, le QI, l'éducation, les traits de caractère, la taille, la largeur du nez et l'écartement des yeux. Les couples – mariés ou pas – ne finissent pas par se ressembler à force de vivre ensemble, ils se ressemblent d'emblée et c'est pour cela qu'ils se sont choisis !
La similitude sert aussi de fondement à l'amitié. Cette attirance trouve aussi son origine dans la reconnaissance de la parentèle.

Attention : amours et amitiés sont des relations personnelles, qu'il ne faut pas confondre avec l'esprit de groupe – le sentiment de faire partie d'un groupe particulier et de le préférer aux autres.
C'est pourquoi on peut très bien nouer des liens très profonds et puissants avec un individu issu d'un groupe ennemi, tout en détestant le groupe dont il provient. Il n'y a aucune contradiction à cela.

Il n'y a rien de tel que le sentiment d'un destin partagé, l'impression d'être tous « dans le même bateau », pour susciter l'esprit de groupe.
Les gens tuent, meurent, pour leur groupe, Les motivations les plus puissantes se reportent à la survie ou à la reproduction.
Depuis que l'homme est sur terre, beaucoup plus d'individus sont morts pour leur groupe que pour leurs relations personnelles.

Encore une fois : il est clair que nous ne sommes ni de parfaits altruistes au grand cœur ni de parfaits monstres assoiffés de sang.
Tout dépend du point de vue où l'on se place : considérons-nous notre conduite à l'égard des membres de notre groupe ou à l'égard des membres d'autres groupes ?
Nous sommes nés pour être gentils avec les membres de notre communauté parce que pendant des millions d'années notre survie et celle de nos enfants ont dépendu d'eux. Et nous sommes nés pour être hostiles à l'égard des membres d'autres groupes, parce que six millions d'années nous ont appris à nous méfier d'eux.

La première réaction devant l'étranger, ou devant quelqu'un qui se conduit de façon étrange, est la peur. Et la peur se mue en hostilité parce qu'il est désagréable d'avoir peur. « Tiens, prends ça ! Ça t'apprendra à nous faire peur ! »
Dans toutes les sociétés humaines, les bébés de six mois commencent à avoir peur des étrangers. La présence d'étrangers est un motif d'inquiétude. Qui est-ce ? Pourquoi est-il là ? A-t-il l'intention de me voler ? De me faire du mal ? De me manger peut être ? Le bébé regarde sa mère en quête d'indices, il tente de lire sur son visage ; si l'étranger ne semble pas inquiéter la maman, le bébé est rassuré.
L'éthologiste Irenäus Eibl-Eibesfeld appelle cette réaction des bébés « xénophobie infantile » et la considère comme le premier signe d'une prédisposition innée à considérer le monde en termes d'opposition entre « nous » et « eux ».

Claude Levi-Strauss lui-même disait que la xénophobie est nécessaire à la survie des sociétés. Car ce n'est que la forme prise par l'instinct de conservation qui est la loi du vivant.

Beaucoup de gens pensent que les enfants doivent apprendre à haïr. Dans l'actualité internationale, des images quotidiennes nous prouvent que certains communautés n'hésitent pas à élever leur progéniture dans la haine et ce, dès leur plus jeune âge...
Eibl-Eibsfeld et Judith Rich Harris ne sont pas de cet avis. Et moi non plus. Haïr les membres d'autres groupes relève de la nature de l'homme (et du chimpanzé) la partie la plus repoussante.
Ce qu'il faut apprendre aux enfants, c'est à ne PAS haïr.
Nous ne sommes pas nés égoïstes, comme le pensait Darwin, mais nous sommes nés xénophobes.