mardi 12 juillet 2016

La bouffe est-elle le nouveau cul ?

Depuis quelques mois, vous avez tous noté l’explosion des sujets traitant la problématique de l’industrie de la viande, les scandales à répétition dans nos abattoirs et le choc légitime qu’ils provoquent dans l’opinion publique. Tout cela débouche naturellement sur une regain d’intérêt très net pour l’alimentation végétarienne (impossible de passer 1 heure sur Facebook sans tomber sur un sujet sur le végétarisme ou le véganisme).
Je suis moi-même un ancien végétarien. J’ai en effet passé 3 ans 1/2 de mon adolescence, entre 15 et 19 ans, sans ingérer un seul gramme de chair animale (ni viande, ni poisson)... avant de lire le “Dracula” de Bram Stoker et de me jeter sur un steack haché saignant. Je ne plaisante même pas !
Depuis un an environ, j’ai à nouveau du mal... le fait de consommer de la viande me pose un problème moral que j’ai de plus en plus de mal à concilier avec ma vie quotidienne. La sensation de “ne pas être en phase” avec mes valeurs morales et mes convictions. Ou, tout simplement, avec ma sensibilité propre. La culpabilité de ne pas être aussi intègre que je le voudrais.
Certains penseront spontanément que je n’ai qu’à redevenir “veg” si ça me cause tant de soucis. Sauf que ça n’est pas si simple. Un peu comme dire à un alcoolique ou un obèse : “C’est facile, tu n’as qu’à boire/manger moins !” La bonne blague... Demandez-vous pourquoi “10% des Français aspirent à devenir végétarien” alors que seuls 3% le sont vraiment. Il y a la pression sociale déjà, plus indirecte que directe, qui rend difficile de se nourrir sans viande dès que l’on sort de chez soi. Croyez-moi, c’est pénible d’être le “relou de service” au restaurant ou chez des amis qui vous invitent, à réclamer deux oeufs au plat au lieu de l’entrecôte ou du magret prévu pour tous les autres. Pénible aussi de répondre à toutes les questions qui fusent aussitôt sur le “pourquoi” et le “comment” alors qu’on n’a même pas envie d’en parler. Je ne m’étendrai pas sur les petits jurés qui d’emblée vous condamnent alors que vous ne cherchiez même pas à polémiquer ni à essayer de convaincre quiconque. Le bal des clichés est ouvert : la dramaqueen : “Alors, ça, je ne comprendrai jamais !” ; le grand historien : “On a toujours mangé de la viande !” ; celui qui croit que son opinion vous intéresse : “Je trouve ça complètement ridicule !” ; celle qui croit que sa vie vous intéresse : “Mais comment tu fais ? Moi je ne pourrais pas” ; le pote comique : “Et tu as pensé à la souffrance de cette pauvre carotte ?” etc, etc, etc... Euh, moi je voulais juste... 2 oeufs au plat.
De nos jours, beaucoup ont en tête la caricature du végétarien militant qui veut convertir son entourage avec la ferveur d’un fanatique religieux et l’agressivité qui va avec. Je n’ai pas de sympathie pour ce genre de personne, moi non plus. Mais la tolérance, c’est dans les deux sens... De ma propre expérience, j’ai plutôt le souvenir du gars qui essayait le plus discrètement possible de ne pas manger de viande sans que personne ne s’en aperçoive et ne me questionne car les grands-débats-de-ripaille me gonflent. L’envie de dire : “Gardez vos commentaires, je ne vous ai rien demandé. Laissez-moi juste manger ce qui me plait, tout comme je le fais avec vous.”
Et puis, c’est plus difficile aussi quand vous aimez le goût de la viande. S’obliger à se passer d’une chose que l’on apprécie demande une volonté et une discipline au quotidien pas toujours facile à tenir, un peu comme une diète ou un sevrage. Mais après avoir dégusté un bon morceau de viande rouge ou de la charcuterie espagnole, je me sens un peu comme un ado des années 50 après s’être masturbé. “J’ai honte. J’ai été incapable de contrôler mes basses pulsions. Je ne suis pas quelqu’un de bien.”
Mon propos n’est pas de faire du prosélytisme. Je voulais juste vous livrer mon expérience, mon ressenti et vous faire part d’un article qui est paru le 23 mars 2009 dans “Le Monde”. Je l’avais trouvé très intéressant et pertinent à l’époque et je pense qu’il est plus d’actualité que jamais. Il évoque le glissement des valeurs morales depuis la chambre à coucher vers la cuisine. Aujourd’hui, si peu de gens se soucient de savoir comment et avec qui vous baisez, il semblerait qu’il en soit autrement avec ce que vous mangez. Maintenant que la sexualité s’est libérée des contraintes morales, ces dernières resurgissent dans nos assiettes. Les pratiques alimentaires sont-elles en passe de devenir le reflet de nos valeurs morales ?
“Cuisine et sexe : les nouveaux interdits américains” par Jonathan Weiss, Professeur émérite, écrivain.
“Depuis les années 1950, la façon dont les Américains appréhendent la cuisine et le sexe a changé. C'est le sujet d'un article de Mary Eberstadt du Hoover Institution, intitulé "Is Food the New Sex ?" Depuis soixante ans, écrit-elle, il y a eu un renversement dans le rapport entre la morale et la nourriture et le sexe. Là où l'acte de manger et ce qu'on mangeait étaient moralement neutres, cet acte est devenu aujourd'hui lourd de signification morale. Et là où l'acte sexuel s'entourait de nombreux interdits, cet acte est devenu aujourd'hui libre de presque toute portée morale. Dans les années 1950, ce qu'on mangeait relevait du goût ; aujourd'hui, on applique à ce qu'on mange l'impératif catégorique de Kant : en mangeant j'agis selon des principes que je considère applicables à tout être humain, car ces principes relèvent du bien et du mal. Par contre mon comportement sexuel est libre de cet impératif catégorique, car, dans ma vie sexuelle, j'agis selon mes propres désirs, sans les transformer en principes universels ; j'admets donc une variété de comportements sans y attacher aucun opprobre. Les habitudes culinaires des Américains ont certes beaucoup changé. Il y a soixante ans on mangeait les steaks, le veau, les plats riches et la crème fouettée. Mis à part quelques aliments condamnés par notre tradition culinaire (le cheval, le lapin), l'Américain était plus ou moins omnivore. Le changement le plus remarquable dans la cuisine américaine n'est pas dans la nouvelle variété des aliments, mais dans la valeur que la société attache à ce qu'elle mange. Les matières grasses sont à proscrire ; on dira d'un yaourt qu'il est fat free, le mot free étant chargé de sens moral. En ce qui concerne la viande, la situation relève d'une hiérarchie complexe, surtout chez les végétariens. Ainsi par exemple manger de la viande rouge est moins moral que manger du poulet ou du poisson, le comportement le plus moral étant de ne manger aucune chair d'animal ni de poisson. Quand un végétarien proclame que la viande rouge n'est pas bonne pour la santé, ce n'est pas parce qu'il en a fait une analyse nutritive, mais parce que la viande, qui provient d'un acte violent (l'abattage d'un animal) est impure en soi. Michelle Obama va planter un potager sur la pelouse de la maison blanche, pour avoir, dit-elle, des légumes frais à table, mais les Américains verront son geste comme un geste patriotique. Le PDG du yaourt bio Stonyfield Farm déclare qu'il ne veut pas seulement vendre son produit mais "changer le monde". S'il est peu probable que les activistes et les végétariens réussissent à interdire le foie gras et le veau, ils ont déjà réussi à imposer un système de valeurs qui est en train de pénétrer la société américaine. Manger n'est plus simplement se faire plaisir ; ce que je mange reflète mes valeurs morales. Par contre, dans le domaine de la sexualité, les valeurs morales sont de plus en plus absentes. Il y a cinquante ans la religion avaient imposé au comportement sexuel une distinction entre le bien et le mal. L'homosexualité était condamnée comme étant un acte impur, mais même au sein de l'hétérosexualité certains comportements étaient inacceptables. L'association entre sexualité et religion avait comme conséquence l'interdiction de l'avortement, mais aussi la prohibition de la vente des contraceptifs. Aucun acte ne relevait d'autant d'interdits que l'acte sexuel. Il serait sans doute exagéré de dire que l'acte sexuel aujourd'hui n'implique plus aucune valeur morale, mais l'Amérique est moins puritaine que par le passé. Le scandale Clinton-Monica Lewinsky a marqué la fin d'une ère. Les sondages de l'époque révèlent que le peuple américain se souciait peu, dans sa très grande majorité, de la vie sexuelle de son président. Clinton avait une cote de popularité entre 58 et 72 pour cent pendant toute la période du scandale, et 42 pour cent seulement des Américains approuvaient la procédure de destitution. En d'autres termes, le public refusait d'appliquer au comportement sexuel de son président l'impératif catégorique de Kant. Si les Américains sont devenus (presque) aussi libres dans leur attitude envers le sexe que les Français, dans le domaine culinaire les Français se rapprochent (un peu) des Américains. Les végétariens sont moins nombreux en France qu'aux Etats-Unis, et les traditions culinaires plus tenaces. Mais la popularité des produits bio en France témoigne d'un changement. Comme les Américains, les Français aiment avoir la conscience tranquille en mangeant. Ils digèrent mieux un poulet élevé en plein air, non pas parce qu'il est plus facile à digérer mais parce qu'en le mangeant on croit bien faire. Si nos deux sociétés évoluent vers une métaphysique de la nourriture et vers une neutralisation morale des actes sexuels, c'est que certains facteurs, tels que l'abondance de la nourriture et la contraception, le permettent. Sans doute, dans cinquante ans, nos attitudes ne seront plus les mêmes.”